La Mort dans le monde Germanique

 

 

 

 

Cahiers slaves n°3 : La mort et ses représentations
(monde slave et Europe du Nord)

 

la vie [lif],

 neutre pris comme substantif féminin

la mort [daudi],

 substantif masculin : 

comment justifier ces genres grammaticaux ?

 

 Régis Boyer

 

Pris dans une acception strictement normative, mon titre n’est pas correct. Le terme vieux norois lif est neutre, non pas féminin ni masculin, alors que daudi : la mort est bien masculin. Pour citer les dictionnaires, on a : their vilja ekki fyrir lif sitt fra hverfa, “ ils n’abandonneront pas, y irait-il de leur vie ” (lif sitt, le neutre est clair) ou : at sva fagrt lif skyldi thann veg kveljast : “ dire qu’un si bel homme [une si belle vie, dit le texte fagrt lif, notez le -t du neutre !] ait dû être torturé de la sorte ! ”

Or deux textes eddiques, les Vafthrudnismal de l’Edda poétique, strophe 45, repris par la Gylfaginning, dans l’Edda en prose, chapitre 53, lorsqu’ils nous dépeignent en termes dantesques les Ragnarök(la fin des temps si l’on veut, en fait la Consommation-du-destin-des-Puissances-suprêmes), nous disent, après avoir décrit le grand cataclysme universel qui marquera la fin de l’Histoire, que, contrairement à ce que nous pourrions penser, ce terme n’a rien d’absolu. Au contraire : miraculeusement préservé au pied du grand arbre cosmique Yggdrasill, un couple humain a survécu, qui fondera une humanité nouvelle dans un univers régénéré, sous les auspices des dieux “ bons ”, Baldr et autres. Et ce couple est nommé : lui s’appelle Lifthrasir (approximativement : ardent-de-vivre, Vie tenace) et elle, Lif, vie, donc, mais d’évidence au féminin. Voici la strophe en question :

 Lif og Lifthrasir,                            Vie et Ardent-de-vivre,

 Thau leynaz muno                        Mais ils devront se cacher

 i holti Hoddmimi ;                         Dans le bois de Hoddmimir ;[1]

 morgindöggvar                              La rosée du matin,

 thau sér at mat hafa,                     Ils auront comme nourriture ;           

 thadan af aldir alaz.                       De là naîtront les générations.

 

 Il y a donc eu là une distorsion grammaticale avec appropriation à des fins conscientes, ce neutre devenant féminin pour les besoins de la cause. Et c’est ce point qui fait problème — qui justifie aussi les quelques réflexions que voici.

Une remarque grammaticale importante, d’abord. En vieux norois, la conjonction du masculin et du féminin n’aboutit pas, comme en français, à un masculin (Jean et Marie sont gentils) mais à un neutre, lequel, donc, englobe les deux autres genres dans cette langue qui en connaît trois (masculin, féminin et neutre). Their étant le pronom personnel masculin pluriel (“ ils ”) et thær, le féminin pluriel (“ elles ”), their + thær = thau qui est le pronom personnel neutre pluriel (donc sans équivalent en français). Pour donner un exemple banal selon une pratique tout à fait courante en islandais, qui consiste à reprendre deux sujets coordonnés par un pronom personnel global, on a : Sigrun (prénom féminin) og Sigurdur (prénom masculin), thau fara til Islands, Sigrun et Sigurdur, “ ils ” vont en Islande, mais ce “ ils ” est un neutre.

D’où il suit que si lif est normalement neutre, c’est que ce vocable englobe masculin et féminin ! La question est en conséquence de savoir pourquoi, dans les textes cités en référence, lif a été “ féminisé ”, alors que l’on n’a pas d’exemple, que je sache, d’une utilisation de daudila mort, au féminin comme en français.

Une dernière observation : quelles que soient leurs origines — qui peuvent être assez lointaines, à l’échelle de la culture envisagée —, tous les textes de l’Edda, dans l’état où nous en disposons, ont été rédigés en pleine époque chrétienne (XIIe et XIIIe siècles), par des auteurs qui étaient des clercs ou des intellectuels formés à l’école chrétienne — et donc tout imprégnés de culture cléricale, notamment biblique.

On partira d’une évidence : la religion scandinave ancienne, dans la mesure où nous pensons la connaître, a très certainement débuté par un culte de la Déesse-Mère ou Grande Déesse[2]. Que cette figure ait été tout à fait fondamentale, cela ressort d’une étude des plus anciens témoins dont nous disposions, archéologiques ou figurés, comme les célèbres pétroglyphes de l’âge du bronze (scandinave, soit entre 1800 et 400 avant Jésus-Christ) qui proposent d’innombrables figurations vulvaires ou oculaires que la recherche n’a nulle peine à caractériser. L’incontestable existence de la Grande Déesse rend compte d’un très grand nombre de traits, en soi surprenants pour quiconque tient que nous sommes, avec la Germania, en domaine viriliste[3], de cette “ religion ” : par exemple, le nombre vraiment remarquable de déités féminines que recensent les mythographes du Moyen Âge (notamment Snorri Sturluson, l’auteur de l’Edda en prose évoquée plus haut) et surtout l’existence, au tout premier plan dans un panthéon fort diversifié d’autre part, de trois déesses qui se trouvent assumer, sans sollicitations abusives, les trois faces que l’on se plaît à reconnaître à la Grande Déesse dans sa globalité, soit Freyja, la Femme-amante-sexe, Frigg, la Femme-épouse-mère et Skadi, la Femme-amante-mort (en vertu du principe classé qui veut que celle qui donne la vie est aussi celle qui préside à la mort car, de la sorte, elle reprend son bien).

Freyja, Frigg et Skadi cernent toutes les faces de l’idée de Déesse-Mère, les “ spécialisations ” qui viennent d’être énoncées étant sans doute un peu plus récentes. Un peu plus seulement, car ces trois figures sont certainement anciennes : Freyja est attestée (elle ou son parèdre Freyr) abondamment par la toponymie dans toute la Scandinavie, Frigg est la seule entité divine à avoir été connue et révérée de toute la Germania et Skadi est probablement responsable du mot Scandinavie lui-même (ou d’un homologue proche comme Skaney qui donnera le moderne Scanie, suédois Skåne), que l’on peut entendre comme*Skadin- auja : ou bien l’île (ey) de Skadi[4], ou bien le territoire qui aurait bénéficié de la chance tutélaire (ey également, ce n’est pas le même mot que précédemment[5]) de la même Skadi. Et l’on voudra bien noter tout de suite que le vocable skadi, en soi, est masculin.

Toutes sortes de mythes dont le détail nous entraînerait trop loin ici s’imposent à l’esprit. Par exemple, Freyja a certainement été un jour la grande-prêtresse (gydja) de cette religion. D’une part, il est vraisemblable que les opérations cultuelles par lesquelles se connaissait, de préférence, sinon exclusivement, cette “ religion ” étaient assurées non par des hommes, mais par des femmes (gydjur, hofgydjur) qui portaient, en signe de leurs prérogatives, un imposant collier : un petit “ dit ” médiéval, le Sörla thattr[6], raffine à loisir et nomme ledit collier, Brisingamen, terme dont l’étymologie n’est pas assurée ; d’autre part, un autre poème eddique, le Hyndluljod, nous montre bien Freyja dans l’exercice de fonctions nécromanciennes à des fins généalogiques qui renvoient à des pratiques bien connues d’autre part. Pour Frigg, elle préside fort activement au mythe de la mort de Baldr dans ses deux phases successives ; c’est elle qui paie de sa personne pour arracher son fils à l’emprise de Hel, maîtresse du royaume des morts (et certainement hypostase de Skadi) ; elle assume donc pleinement ses fonctions de mère, rôle qu’elle retrouve dans la prose liminaire aux Grimnismal, toujours dans l’Edda poétique[7]. Quant à Skadi, elle atteint des dimensions proprement cosmiques dans le mythe fort élaboré de la mort de son père, le géant Thjazi dont les yeux sont transformés en étoiles, rôle que, d’ailleurs, ne néglige pas Freyja non plus quand elle accepte de passer une nuit avec chacun des quatre nains qui figurent les points cardinaux (ils sont appelés Nord, Sud, Est et Ouest) pour obtenir le collier Brisingamen déjà nommé.

L’idée qui me préoccupe ici, c’est que cette Grande Déesse primordiale, qui a donc donné lieu à des individualisations et anthropomorphisations claires sous les espèces des trois figures qui viennent d’être nommées, doit avoir connu une première expression, un archétype si l’on veut, qui serait Sol, le soleil, terme qui est au féminin dans ces langues (la Soleil, donc, Solin), alors que notre “ lune ”, Mani, est au masculin : Mani n’est, au demeurant, peut-être qu’une personnification récente puisque le “ vrai ” vocable qui s’applique à notre satellite serait tungl qui est neutre ! On le voit : je ne cesse d’évoluer entre les ambiguïtés sexuelles dans cette thématique, elles justifient le propos que je suggère dans ce petit essai ! Car pour revenir à Sol-soleil (qui figurera en tant que tel[le] dans l’Edda de Snorri), une fois encore, on prendra garde au fait que l’astre du jour n’est jamais considéré comme une force dure, implacable, voire destructrice comme dans d’autres panthéons — je songe à l’égyptien —, elle est toujours bienveillante, objet d’affection et hautement bienvenue, chose bien compréhensible si l’on se rappelle sous quelles latitudes est née cette religion.

Reprenons le débat sous un autre angle en faisant une nouvelle constatation : la Déesse-Mère nous est donnée, partout, pour hermaphrodite ou androgyne[8]. Le domaine, ici, est particulièrement riche. Quelques incursions suffiront. Ainsi, le mythe veut que le monde ait été créé à partir des parties du corps d’un géant primordial, Ymir (équivalent du sanskrit Yama dont le nom signifie littéralement “ jumeau ” ou “ double ”) qui incarne littéralement la totalité de la réalité visible. Ou encore : cet univers divin est tout plein de figurations de Dioscures, à commencer par le couple jumeau Freyja-Freyr tellement identiques l’un à l’autre, tellement interchangeables que la toponymie ne permet pas toujours de distinguer auquel des deux tel lieu sacré (Frøytuna, Frøyshof) fut consacré. Une entité obscure, Fjörgyn(n), présent(e) dans plusieurs sources, nous est donné(e) tantôt pour un homme (il est alors l’amant de Frigg), tantôt pour une femme (elle est alors la mère du dieu Thorr), son nom, en tout état de cause, signifiant “ qui favorise la vie ”. Il y a même des exemples de semi-laïcisations de cette idée avec des créatures surnaturelles comme Herfjötur qui, si on la donne au féminin (avec un seul -r final), est une valkyrie qui “ enchaîne ” ses victimes et les voue donc à la mort sur le champ de bataille et qui, si on le prend au masculin (avec deux -rr terminaux), s’applique à un phénomène banal : la paralysie qui saisit un être humain au moment où il importerait de toute urgence qu’il passât à l’action et qui, en conséquence, le mène au trépas. Et comme je viens de parler de valkyries, je me suis toujours demandé s’il ne conviendrait pas de ne faire qu’une seule entité du couplevalkyrja-einheri, ce dernier vocable s’appliquant à l’homme, le combattant, que la valkyrie, exécutrice des arrêts d’Odinn, voue à la mort pour qu’il aille peupler la Valhöll (Walhalla) en vue du combat final des Ragnarök. Valkyrja et einheri seraient, en un sens, la même idée “ sexualisée ” appliquée au (à la) mort fatidique nécessaire à la consommation du destin des Puissances.

Ou bien parlons un instant des vanes, vanir, cette “ famille ” de dieux expressément chargés d’assumer la troisième fonction dumézilienne, celle de la fertilité-fécondité[9]. Le moins que l’on puisse avancer est qu’ils sont, si j’ose dire, de sexe incertain. Le principal de ces dieux nous est donné, dans nos sources islandaises, pour un dieu, Njördr, mais Tacite, dans sa Germania, le tient pour une déesse, Nerthus (vocable dont la philologie n’a nulle peine à établir qu’il est strictement le même que Njördr, évolution phonétique aidant), avec le commentaire éloquent suivant : Nerthus, id est Terra Mater[10]. Njördr a épousé Skadi, dont nous avons vu que c’était un substantif de genre masculin, et les enfants de ce couple (peut-être) sont ces jumeaux Freyr et Freyja dont on a dit que leurs prérogatives ne sont pas bien différenciées. Curieuse image, n’est-ce pas, que celle que donne cette religion où l’on ne sait jamais avec certitude si l’on a affaire à “ un ” dieu ou à “ une ” déesse !

Et puis pensons à Loki, de loin la plus énigmatique des figures de ce panthéon. Il est masculin, un mythe passablement scabreux nous parle de ses testicules dans un contexte notoirement bizarre, lorsqu’il entreprend — et y parvient — de dérider Skadi courroucée par la mort de son père. Les accusations complaisantes qu’il prodigue à ses confrères ou consœurs dans la Lokasenna (dans l’Edda poétique) ressortissent au registre que nous dirions gaulois et émaneraient difficilement d’une femme ! Or Loki, dans le mythe de la construction de la demeure des dieux, Asgardr, se métamorphose en jument qui se fait engrosser par le cheval merveilleux Svadilfari au service du géant bâtisseur, et donnera naissance au cheval fantastique Sleipnir, future monture d’Odinn. Ailleurs, dans l’histoire de la mort de Baldr et de ses conséquences, Loki se transforme, à deux reprises, en créature féminine : il (elle ?) est responsable de l’échec des tentatives que fait Frigg pour faire revenir son fils du monde de Hel.

Et je ne parlerai qu’en passant de l’étrange héros, parangon s’il en fut jamais, qu’est Sigurdr (Siegfried), qui ne fait rien d’“ héroïque ” à nos yeux modernes[11] mais qui vit en étroite collusion avec des femmes, Brynhildr, Gudrun, qui, elles, assument les valeurs qu’il faudrait dire viriles. Il est vrai que son archétype possible, Helgi, dont le nom signifie exactement “ sacré ”, ne se conçoit pas davantage sans les indispensables valkyries[12] qui l’assistent sous ses trois figurations successives, selon nos textes (dans Helgakvida Hundingsbana I et II et dans Helgakvida Hjörvardssonar, tous dans l’Edda poétique).

Un dernier point : nous avons dit que daudinn (masculin) rendait l’idée de “ la mort ”. Ce dernier terme, toutefois, est mieux documenté sous les espèces de hel (qui a une triple connotation : la mort tout court, expression : thykkir ekki betra lif en hel, “ ne pas trouver meilleure la vie que la mort ” ; puis Hel, la déesse, déjà nommée, qui préside au monde des morts ; enfin Hel, ce monde des morts lui-même) qui est décidément féminin.

Ces ambivalences, ambiguïtés, interférences, etc., me conduisent à une réflexion d’un autre type encore. Il est clair, surtout si l’on n’oublie pas que, comme je l’ai déjà noté, la religion nordique ancienne telle que nous pouvons la connaître par des sources qui ne remontent guère plus loin que le XIIe siècle, ne représente certainement que le dernier stade d’une réalité bien autrement ancienne, a subi des transformations, une évolution sur le compte de laquelle nous sommes, par force, très mal informés. D’évidence, les chasseurs-pêcheurs-cueilleurs qui ont été les premiers habitants de la Scandinavie, voire de la Germania dans son ensemble, pratiquaient d’autres rites et professaient des croyances différentes de ce que nous savons. Mais les preuves nous font défaut, qui nous permettraient de reconstituer un état disons archaïque de cette “ religion ”. La notion de substrat autochtone que sont venus recouvrir les Indo-Européens, trois à quatre millénaires avant notre ère, demeure énigmatique. Mais il paraît assuré que deux strates, au moins, se sont superposées pour donner naissance à ce que décrivent à leur façon Snorri Sturluson l’Islandais ou Saxo Grammaticus le Danois (dans les Gesta Danorum), sans compter l’apport chrétien déjà évoqué ici.

Je suis de ceux qui pensent que l’irruption du phénomène indo-européen, incontestable en tout état de cause (les brillantes études de Georges Dumézil ne me paraissent pas souffrir contestation en l’occurrence), aura signifié l’entrée en scène de valeurs dites viriles ou masculinistes qui n’étaient pas de mise aux temps préhistoriques nordiques. Par exemple, il ne me paraît pas douteux que l’étonnante prééminence de la magie dans une religion que l’on s’obstine à dire martiale ne ressortit pas à l’indo-européen, tant s’en faut[13]. Qu’il se soit produit un changement radical d’orientation avec l’apport indo-européen, avec la prédominance éventuelle de valeurs dites guerrières, l’entrée en scène d’idéaux de type agonistique, toutes ces idées que l’on ne s’est que trop complu à mettre sous la notion de “ Germain ”, c’est ce dont je suis assuré. Et que, là comme dans d’autres domaines également indo-européens (je songe aux Celtes, par exemple), une vision de la vie, de l’homme et du monde se soit imposée qui n’avait que très peu de chose à voir avec l’ancien état des choses, c’est, à mes yeux, une quasi-certitude. En fait, pour l’observateur attentif qui ne tient pas à solliciter ses textes dans un sens préconçu, tout est double dans le monde nordique ancien. La démonstration globale en serait trop longue ici, il va sans dire, mais les dichotomies sont tellement nombreuses, tellement profondes aussi qu’il est à peu près impossible de proposer une vue d’ensemble monolithique de l’univers religieux que nous cherchons à appréhender. Les pages qui précèdent ont établi, j’imagine, à quel point nous évoluons dans des incertitudes, des confusions troublantes. Et ce thème assurément central de la vie et de la mort est précisément de ceux qui nourrissent la perplexité.

Car enfin, je parle de féminin et de masculin — et de neutre ! Mais au stade des survivances comme inexpugnables, de celles qui retentissent dans le menu détail de la vie quotidienne, des pratiques sans âge, des us et coutumes impossibles à dater, que de surprenantes découvertes !

Ainsi, je remontais à la Grande Déesse ou Déesse Mère ou Terre-Mère (pour faire plaisir à Tacite, j’ai préféré Soleil-Mère en dépit de l’onomastique) : nous avons déjà entrevu l’étonnante profusion de créatures surnaturelles de sexe féminin dans la religion scandinave ancienne, non seulement au niveau des dieux ou entités divines, mais aussi à celui de ces innombrables figurations plus ou moins fatidiques que sont les fylgjurhamingjurdisirnornirvalkyrjur, etc. : il est remarquable que, le Destin jouant, on le sait, un rôle capital dans l’idée que les anciens Scandinaves se faisaient du sacré[14], les très nombreux vocables qui s’appliquent à le cerner soient à peu près tous des substantifs féminins, comme audnaheill (qui est indifféremment neutre ou féminin, notons ce point, mais jamais masculin), giptagæfa, neutres à la rigueur (comme happforlög et son pendant ørlög). Sera-t-on surpris de voir — c’est l’un des thèmes chéris de nos féministes actuelles — l’importance du rôle que tient, dans la vie courante, la femme au Moyen Âge scandinave, la husfreyja (remarquez la présence lexicalisée de Freyja dans ce mot), véritable âme de sa maison, de son clan et de cette civilisation ? Constatez aussi qu’un mythe en soi inattendu, celui qui nous rapporte de quelle façon le dieu Thorr, pourtant détenteur d’attributs bien virils (son “ marteau ”, sa ceinture de force, ses mitaines d’invulnérabilité) s’est fait voler son marteau : pour le récupérer, et sur les instigations — ce n’est pas un hasard — de Loki, il se déguise en femme (en “ mariée ” en fait) afin de le récupérer. Je ne m’abuse pas sur les nombreuses interprétations possibles de cette histoire (qui nous est contée avec une truculence retenue par la Thrymskvida de l’Edda poétique) non plus que sur ses valeurs de mimodrame ou de grosse farce : il n’empêche qu’il se rend au royaume des géants qui est une claire figure de l’Autre Monde et que c’est sous les dehors d’une femme qu’il triomphe de la double transgression dont il a été victime ! Parlons encore, puisque nous en sommes à proposer toutes sortes de réflexions sur un sujet extrêmement vaste que le présent petit essai ne prétend pas épuiser, de l’un des dieux les plus mystérieux de ce panthéon, Ullr (qui correspond assez bien au slave Volos), ancien *Uulthuz, qui est littéralement la splendeur du soleil diurne et pourrait remonter, à ce titre, bien entendu, à l’indo-européen, mais qui me paraît bien plus ancien : il reprend à son compte, sans doute, les attributs de cette Sol que j’ai tant présentée ici. Les rares mentions qui sont faites de lui laissent entendre qu’il dut être omnipotens à l’aube des temps, il est resté otiosus à l’époque littéraire, mais il est senti comme fondamental...

Et puis, nous avons beaucoup navigué (Vikings obligent !) sur les eaux agitées de la linguistique et le lecteur aura dû noter que, si j’ai abondamment parlé de vie, je n’ai guère éprouvé le besoin de broder sur le thème de “ mort ” : daudi est résolument masculin, il n’y a pas moyen d’alléguer, comme je l’ai pu faire pour “ vie ” et ses innombrables affabulations, des figurations ou mythes ambigus. Mais tout de même : le substantif daudi oscille entre une forme forte, qui, par conséquent, serait ancienne, et une forme faible, plus récente vraisemblablement. Lui non plus, ainsi, n’a pas un statut bien fixé. Mais masculin, il l’est, en tout état de cause ! Faudrait-il en conclure que la masculinisation et l’idée de mort vont de pair ? Le mort (c’est-à-dire, pour nous Français, la mort) mais la vie. Cette possible masculinisation appelle évidemment un parallèle du même type que pour vie et soleil : mort et lune puisque le lune il y a. Snorri Sturluson se donne des peines inouïes, lui qui, d’ordinaire, est si clair, pour proposer, images zodiacales aidant, des “ explications ” mythiques justifiant, en quelque sorte, le vocabulaire[15]. Mais je reviendrais volontiers, pour ma part, à l’indo-européen. Si la vie féminine remonte sans le moindre doute, à mes yeux, aux temps les plus reculés, l’idée de mort au masculin, de prédominance du mâle donneur de mort est, assez logiquement, plus récente.

Ensuite, il y aura la christianisation, qui intervient, rappelons-le, vers l’an mille officiellement dans toute la Scandinavie, même s’il est évident que les relations entre Vikings (et leurs ancêtres) et Occidentaux chrétiens remontent à bien plus avant. Ce passage officiel, je l’ai déjà dit, est responsable et de l’écriture islandaise, et, cela va de soi, des modèles — bibliques — qui ont été proposés par l’Église à ces “ intellectuels ” nés que furent les Islandais.

Rappelons une dernière fois le schème chronologique que j’ai suivi : une première strate, archaïque, qui paraît orientée vers les valeurs végétatives et la magie ; une strate indo-européenne, celle-là très visible et propice à tous les parallèles ; et nous voici à la troisième, la chrétienne, qui est la plus importante, en surface, puisque les auteurs dont nous exploitons les ouvrages sont de bons chrétiens qui connaissent leurs textes bibliques admirablement, semble-t-il. Dans le premier temps, la valeur suprême est la vie, au neutre entendu comme globalisation des “ genres ” grammaticaux. Dans le second, avec l’irruption de nouvelles idées et figures, si la vie tend à rester au neutre, la mort s’avance au premier plan et l’emporte, au masculin. Reste la troisième, la chrétienne, décisive pour nous.

C’est le moment de rappeler qu’Eva, l’Ève biblique, la première femme selon le mythe, porte un nom qui signifie “ vie ”. Je ne doute pas que cette représentation ait pu désarçonner des Islandais habitués de toujours à tenir la vie pour une valeur globale, indifférente aux caractérisations sexualisées. Il n’empêche que le magistère chrétien, dont il est parfaitement clair qu’il se sera imposé de toutes les façons aux Scandinaves responsables des écrits que nous suivons par nécessité, non seulement ne tolérait pas, ici comme ailleurs, les incursions dites païennes, mais a cherché à les éradiquer de toutes les façons et jusque dans le détail : on voit, par exemple, un évêque, Jon Ögmundarson, s’opposer à des pratiques, en soi relativement innocentes (il s’agit des dansar, ces chants dansés sur des motifs peut-être anciens) tandis que son confrère, Thorlakr Thorhallsson, se fait le défenseur de la réforme grégorienne et lutte contre des pratiques bien établies, même au sein de la chrétienté, comme le mariage des prêtres. Ce qui paraît établi, c’est que l’Église, ne pouvant déraciner, sans doute, des pratiques et des croyances comme immémoriales, a tout fait pour “ christianiser ” force figures divines ou mythes. C’est ainsi que Baldr prend des traits christiques alors que d’autres sources nous le donnent pour un guerrier à l’ancienne ou que la Vierge Marie “ récupère ” à son avantage des caractères latents chez les figures de déesses que nous avons présentées ici. Semblablement, si certains mythes, comme celui qui nous est présenté par la Skirnisför (dans l’Edda poétique) ont bien résisté, d’autres, comme celui des Ragnarök, nous renvoient aux Apocalypses chrétiennes.

Que lif, qui était neutre et, à ce titre, comme on l’a vu, englobait masculin et féminin, soit devenue féminine pour figurer dans le couple primitif à partir duquel l’humanité “ sauvée ” pourra revivre, cela me paraît une déteinte chrétienne claire. Mais l’adaptation impliquait, d’évidence, un appauvrissement par sexualisation à la moderne, dirons-nous. De même, le personnage de Lifthrasir, que nous avons vu accolé à Lif et qui ne figure strictement que dans le poème mentionné[16] répondait, à sa façon, à l’idée bien chrétienne de vouloir-vivre selon la thématique de l’Espérance. Il en va de même de l’idée de Hel (avec ou sans majuscule) qui aura été visiblement adaptée pour satisfaire à l’imagerie chrétienne de l’Enfer. Il y avait pourtant, dans la notion de daudi, mort au masculin, des connotations qui contrariaient la symbolique de la Déesse-Mère mais qui, en somme, ne gênaient pas le système de représentations du christianisme. Admettons que le thème de la mort au féminin n’ait pas été naturel à l’idiosyncrasie nordique antique puisqu’encore une fois, celle-ci ne faisait pas de différence réelle entre vie et mort, laquelle ne signifiait qu’un changement d’état, non la solution radicale de continuité qu’envisageait le christianisme. Sans trop développer[17] : les deux règnes ne se distinguaient pas, le vivant pouvant à tout moment solliciter le mort à des fins d’information, par exemple, ou de propitiation, le mort revenant[18] — au sens littéral de ce terme — à volonté rendre visite au vivant à toutes sortes de fins, de l’information pure à l’admonition. Il est remarquable, d’ailleurs, que ce personnage de revenant, quasi banal dans les sagas, soit toujours un homme, jamais une femme. Je me demande, au demeurant, si cette masculinisation ne correspond pas à une inviscération, une insertion dans la temporalité, cette dernière notion paraissant étrangère à la mentalité que nous étudions ici : il suffit de relire le joyau de l’Edda poétique, le poème visionnaire Völuspa où la Voyante retrace en images fulgurantes dantesques l’histoire mythique du monde, des dieux et des hommes. Elle jongle avec les temps grammaticaux dans une maladresse (pour nous, Français d’aujourd’hui) et une désinvolture qui témoignent de l’étrangeté de la notion pour l’auteur de ce poème. Or la temporalité ressortit directement à une vision eschatologique chrétienne qui ne semble pas familière au génie nordique antique. Que l’étrangeté de cette représentation ait appelé, comme par définition, un bouleversement des catégories grammaticales masculin/féminin, cela peut être tenu pour normal, en un sens.

Mais la vie, en vieux norois, n’a cure de ces distinctions. Elle englobe tout, elle transcende les visions, quelles que soient leurs origines, elle est grammaticalement neutre, c’est-à-dire métaphysiquement globale.

NOTES


[1] Hoddmimir est “ le bois de Hoddmimir ”, c’est-à-dire du Mimir au trésor, soit Yggdrasill au pied duquel se trouve la source de science, “ trésor ” de Mimir, qui personnifie la Mémoire.

[2] Là-dessus : R. Boyer, La Grande Déesse du Nord, Paris, Berg International, 1995.

[3] On sait que c’est là l’une des erreurs les plus courantes qui courent sur le sujet.

[4] Le -n- étant là pour éviter un hiatus ou à des fins épenthétiques. On sait que toute l’Antiquité a tenu la Scandinavie pour une île, Skandzia insula des Anciens. On doit à la justice de remarquer aussi queskadi qui peut signifier “ danger ”, “ péril ” renverrait aussi à “ l’île des périls ”, puisque nous savons que le Belt et le Sund ont toujours été des passages particulièrement dangereux pour la navigation.

[5] Il est déjà archaïque à l’époque littéraire, il figure notamment dans un passage du Livre de colonisation de l’Islande, mais ce n’est tout de même pas un hapax.

[6] Traduction dans : Les sagas-miniatures, Paris, Les Belles Lettres, 1999 ou dans Hugur, mélanges offerts à Régis Boyer, Paris, PUPS, 1997, texte français dû à Olivier Gouchet.

[7] Elle y décide son époux, Odinn, à adopter ses protégés à elle, les Uinniles, futurs Lombards.

[8] Là-dessus, un aperçu dans : “ Quelques réflexions sur le motif de l’androgyne chez les anciens Scandinaves ” in Cahiers Internationaux du Symbolisme, n° 77-78-79, 1994, p. 187-201.

[9] Ils s’opposent, on se le rappelle, aux Ases (Æsir) qui seraient plutôt des divinités de l’intelligence, du droit et du combat.

[10] Germania, XL, 2.

[11] Là-dessus, le long essai liminaire dans La Saga de Sigurdr ou la parole donnée, Paris, Cerf, 1989.

[12] Elles s’appellent Sigrun (idée de : “qui possède le secret de la victoire”), Svava (idée de : “qui endort par magie”) et de Kara (plus “féminin”, le mot pourrait renvoyer à l’idée de frisée, crépue).

[13] J’en ai tenté la synthèse dans Le monde du double. La magie chez les anciens Scandinaves, Paris, Berg International, 1986. D’autre part, j’aurai passé mon temps à plaider pour que l’on ne confonde pas les anciens Scandinaves, non plus que les Vikings, avec les hordes du Troisième Reich.

[14] Étude détaillée dans l’essai liminaire qui figure dans L’Edda poétique, 2e éd., Paris, Fayard, 1992.

[15] J’ai risqué une interprétation de ce mythe très évolué dans : “ Naissances astrales. Mythes cosmogoniques de la Scandinavie ancienne ”, Mediævistik, 1988, 1, p. 9-22.

[16] Signalons par souci d’honnêteté qu’il existe, dans un autre manuscrit du même texte, sous la forme Leifthrasir : qui est ardent à maintenir l’héritage, le patrimoine si l’on veut — mais la nuance est mince car cet héritage est précisément la vie dont il est aussi le propagateur.

[17] Le thème a été traité en détail dans : La mort chez les anciens Scandinaves, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

[18] Il s’agit du fameux draugr, ce mort-mal-mort qui hante littéralement les sagas et, plus près de nous, les contes populaires islandais. Voyez le personnage, par exemple, de Glamr dans la Saga de Grettir. Bonne étude de Claude Lecouteux : Fantômes et revenants au Moyen Âge, Paris, Imago, 1986.